geopolitique du petrole

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ric et rac
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Message par ric et rac »

Les raisins de la colère - Terrorisme, Amérique et Moyen-Orient


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Cette horreur des attentats perpétrés aux États-Unis, lequel d'entre nous ne l'a point ressentie ? L'innommable a été commis contre des gees ordinaires, au point que chacun a pu se demander, un bref instant, s'il ne serait pas la prochaine cible. Mais, passés l'effroi et la stupeur, le drame du 11 septembre 2001 a aussitôt été happé par le flot des événements. D'interminables supputations sur ses conséquences en ont immédiatement atténué la portée. L'explication que noun attendions se fit attendre, tandis qu'on nous promit sans tarder le spectacle fracassant d'un châtiment "sans limites". Du registre politique, on versa directement daps le métaphysique, au nom dune "liberté immuable" qu'il convenait de défendre contre les nouveaux barbares.


Western planétaire

La justice expéditive d'un western planétaire ne pouvait s'embarrasser d'un examen critique du passé. A quoi bon tenter d'expliquer l'événement, en effet, puisque l'essentiel était de punir les coupables ? Aussi, à défaut d'une explication politique, on dut se contenter de la logique implacable d'un règlement de comptes.

Exit l'inquiétante complexité d'un monde que l'on répugne à comprendre, puisqu'il s'agit de faire place à l'affrontement binaire du Bien et du Mal. A peine fixé dans nos mémoires, l'événement parut ainsi vidé de sens et projeté dans l'imminence d'une croisade dont un seul homme assumerait la direction : le Président américain, justicier mondial dont on nous priait d'admirer en tremblant la fulgurance vengeresse.

Privée de toute autre option intellectuelle, l'opinion américaine se trouva, quant à elle, confortée dans son habituelle bonne conscience : mais pourquoi donc nous veut-on tant de mal, nous qui apportons la prospérité au monde ? Pourquoi nous voue-t-on tant de haine, alors que nous sommes les champions de la liberté ? Le plus étonnant, au lendemain de l'attentat, fut l'étonnement américain lui-même. Cette nation, qui impose son hégémonie au reste du monde, découvrit alors, stupéfaite, que le reste du monde ne l'aimait pas toujours. On est en droit de se demander ce qui a davantage meurtri l'opinion d'outre-Atlantique : le nombre effrayant des victimes, ou l'insoutenable réalité de ce qui aurait dû rester du domaine de la fiction? Le fait qu'il y ait eu 5.500 morts, ou le fait qu'un tel carnage ait eu lieu aux États-Unis, au cœur d'une nation qui se croyait dotée d'un privilège d'extraterritorialité face aux multiples périls d'un monde en effervescence ? Car, avec les Twin Towers, les Américains n'ont pas seulement vu s'effondrer le mythe de leur invincibilité, ils se sont vu réintégrer, malgré eux, le droit commun des nations.

Hyperterrorisme suicidaire

Et pourtant, tout, dans la tragédie du 11 septembre, était de nature à susciter l'autocritique de l'hyperpuissance américaine. Tout, dans le crime qui fut commis, invitait à en analyser les causes : le mode opératoire comme le mobile apparent.

Les attentats perpétrés à New York et à Washington ont stupéfié le monde par leur caractère spectaculaire et par leur terrifiante efficacité. Dotée de moyens dérisoires, une poignée d'hommes, si déterminés qu'ils consentirent au sacrifice suprême, a infligé à l'Amérique une humiliation sans précédent. Dans un univers bardé d'électronique de pointe, quelques dizaines de kamikazes ont fait la démonstration que l'ampleur des dégâts n'était pas nécessairement liée à la maîtrise des technologies dernier cri : un bon manuel de pilotage, un solide entraînement, une discipline rigoureuse et quelques cutters ont fait l'affaire. Ils ont suffi, en tout cas, à provoquer au sein de la première puissance du monde un véritable cataclysms, en rendant vains tous les systèmes de protection dont ells disposait et en ridiculisant ceux dont ells rêvait de s'entourer.

L'objectif de cet hyperterrorisme suicidaire était d'infliger des pertes humaines considérables, en frappant à la fois des cibles civiles et militaires. Mais rien ne fut laissé au hasard. Et, en frappant l'Amérique de façon aussi démentielle, les auteurs de l'attentat ont aussi voulu délivrer au monde un message sans équivoque. Symboles de la puissance économique et militaire des États-Unis, le World Trade Center et le Pentagone ont été choisis, au fond, avec le même discernement que celui qui présida aux frappes chirurgicales administrées par l'aviation américaine sur les théâtres d'opération du Moyen-Orient. Le mode opératoire retenu par les terroristes renvoyait ainsi, par analogie, à la pratique répétée des frappes aériennes qui scande la politique américaine, de la guerre contre l'Irak (1991) à l'offensive contre l'Afghanistan (2001). (De la même façon, on peut d'ailleurs se demander si l'offensive bioterroriste ne vise pas, en menaçant dans son intimité même chaque Américain, l'individualisme d'outre-Atlantique.)

En dehors de ce modus operandi, c'est naturellement le mobile de l'attentat qui retient l'attention. Queue que soit l'identité de ses commanditaires, l'attaque terrorists est une conséquence directs de la crise qui sévit au Moyen-Orient, et elle est une réplique meurtrière à la politique des États-Unis dans la région. C'est pourquoi, dans les déclarations du principal suspect, reviennent de manière obsessionnelle deux griefs fondamentaux : la complaisance américaine à l'égard de l'occupation israélienne, et la présence militaire des États-Unis dans les pays du Golfs; autrement dit, la question palestinienne et la question irakienne.

Lorsqú ils rêvaient de "ramener l'Irak à l'âge de pierre", les dirigeants américains avaient-ils seulement conscience des ferments de haine qu'ils répandirent dans le monde arabe et musulman ? Ont-ils mesuré les conséquences de l'extraordinaire humiliation infligée par cette guerre, où la cybernétique militaire a écrasé l'adversaire à moindres frais ? Comprennent-ils le profond sentiment d'injustice éprouvé au Moyen-Orient devant une application sélective du droit international ? Et est-ce un hasard si le retournement d'Oussama Ben Laden contre ses anciens protecteurs date, précisément, de cette guerre du Golfs où Washington appliqua sa doctrine du "zéro mort" qui impliquait, comme son corollaire, (immolation de 100. 000 Irakiens) ?

Châtiment céleste

L'offensive militaire engagée contre l'Afghanistan en fournit une nouvelle illustration : les Américains, lorsqu'ils sont en courroux, ont une prédilection pour le feu céleste qui consume les suppôts de Satan. Comme un lointain écho de la Loi outragée, le déploiement des forces y est irrésistible et le châtiment exemplaire. Dans le châtiment tombé du ciel, les Américains apprécient le côté expéditif et la quintessence religieuse. Fidèles à leur puritanisme, ils aiment le caractère abstrait d'un bombardement aérien qui exécute les coupables à distance, le feu vengeur qui anéantit jusqu'aux traces visibles de ses victimes. Dans la brutalité des frappes aériennes, ils n'apprécient pas seulement la rigueur qui s'attache à la règle morale, ils y goûtent aussi la distance qui rend les opérations invisibles, le côté abstrait d'une lutte où l'éloignement permet d'accréditer l'image fallacieuse d'une guerre aseptisée. Puritain lui aussi, et rejeton d'un capitalisme alimenté par les pétrodollars, l'ex-agent de la CIA Oussama Ben Laden a retourné contre l'Amérique la même violence manichéenne : comme un boomerang qui revient vers celui qui l'a lancé, il se jette au visage des apprentis-sorciers qui font fabriqué. Mais son audace est d'avoir su créer, au détriment de ses anciens parrains, l'arme imparable qui a frappé l'hyperpuissance américaine en son propre sanctuaire.

En inventant l'hyperterrorisme suicidaire par voie aérienne, Ben Laden a créé le dernier avatar de la barbarie moderne, après la bombe atomique, le bombardement au napalm et les frappes chirurgicales assistées par ordinateur. Mais, en retournant le feu céleste contre le "Grand Satan", il a surtout cherché à humilier les États-Unis d'une façon inédite : en faisant payer au prix fort, par des milliers d'innocents, la facture de son audace meurtrière. En frappant d'abord des civils, il a inversé, au détriment des Américains, leur doctrine hypocrite des frappes chirurgicales et des dégâts collatéraux. Il a voulu, en somme, faire la démonstration, aux yeux d'une opinion mondiale médusée, que l'Amérique pouvait subir à son tour le sort qu'elle a souvent infligé aux autres.

Interdit de comprendre ?

Le monde, en tout cas, est désormais condamné à vivre sous l'effet de ce traumatisme. La guerre déclarée au terrorisme et à ses alliés (réels ou supposés) ne cessera pas de sitôt, et la riposte américaine donnera le ton de la vie internationale pendant des années. Il y a donc, dans la dimension inédite de l'événement, une puissante invitation à comprendre ce qui s'est passé. Devant l'énormité de ses conséquences, il importe de s'interroger sur les causes du drama. Tenter d'en déchiffrer le sens, c'est également le plus sûr moyen de s'en prémunir à l'avenir. Et pourtant, à lire certains auteurs, une telle entreprise intellectuelle serait un véritable sacrilège. Devant un acte de barbarie sans précédent, il faudrait, paraît-il, renoncer à en comprendre les causes. Car un tel déferlement de rage meurtrière ne s'explique pas, nous dit-on, et chercher à l'expliquer, c'est déjà lui trouver des circonstances atténuantes. Cette haine inextinguible pour l'Occident mérite condamnation sans appal de ceux qui l'éprouvent : comment, en effet, pourrait-on haïr l'Occident? Comment pourrait-on vomir l'Amérique, au point de lui infliger d'aussi cruelles blessures ?

C'est ainsi qu'on a pu lire, dans la presse, qua la misère, le sous-développement ou le conflit israélo-palestinien ne sont nullement à l'origine des attaques terroristes. "Ce qui motive le terrorisme, explique par example Pascal Bruckner, ce n'est pas telle ou telle erreur de l'Europe ou de l'Amérique, c'est la haine pure et simple". Irréductible à toute explication rationnelle, le terrorisme est l'expression d'une bestialité à l'état pur, qu'il est vain de vouloir réfuter. Il exprime une soif d'immolation dont il est absurde, nous dit-on, de rechercher les causes, "car l'explication par le désespoir exonère l'acte de son horreur et débouche sur la tentation de l'indulgence". (1)

On se demandera, naturellement, où l'on peut trouver le moindre indice de cette indulgence à l'égard des auteurs d'attentats. Mais, l'essentiel n'est pas là. Le plus remarquable réside dans cette injonction à s'abstenir de comprendre les causes du drama, sous peine d'en devenir rétrospectivement le complice. En somme, il est interdit de chercher la moindre explication au terrorisme, car, aussitôt formulée, celle-ci nous ferait immanquablement basculer de son côté. Pour un peu, on nous sommerait de ne pas lire les déclarations du chef terroriste, afin d'éviter la contamination par ses idées subversives. Certes, Ben Laden fait un usage rhétorique de la souffrance irakienne et palestinienne, mais ce n'est pas parce qu'il l'enrôle abusivement dans son entreprise criminelle qua cette souffrance est une invention de sa propagande.

L'alliance américano-saoudienne

Nul n'ignore, en outre, que lAmérique porte une écrasante responsabilité dans la montée en puissance de l'islamisme radical. Ce dernier fut l'antidote à l'influence communiste, patiemment distillé par la CIA au temps de la guerre froide. Puis, il survécut à la fin de l'affrontement Est-Ouest, au gré d'une stratégie américaine à géométrie variable. Mais cette connivence entre l'Amérique puritaine et l'Islam fondamentaliste ne date pas d'hier, et elle est directement liée à un enjeu qui n'a rien de métaphysique : la maîtrise des ressources pétrolières. Les premiers à s'intéresser de près aux hydrocarbures du Moyen-Orient furent les Britanniques, dès le début du xxe siècle. Mais les Américains, poussés par l'appât du gain, n'ont pas tardé à y venir. Contrairement aux Anglais et aux Français, ils n'étaient pas perçus comme des colonisateurs et ne furent guère suspectés, à l'époque, de visées hégémoniques. C'est cette image positive de l'Amérique, ancienne colonie uniquement préoccupée de business, qui favorisa son alliance avec les tribus bédouines regroupées sous l'autorité d'Ibn Séoud.

La découverte, dans les années 1930, des principaux gisements de la péninsule arabique permit de sceller une alliance durable entre les États-Unis et la monarchie saoudienne. Les compagnies pétrolières d'outre-Atlantique en furent les principales bénéficiaires. Ce qui unit les Américains et les Saoudiens, c'est donc une étroite convergence d'intérêts économiques qui explique la permanence de cette alliance à travers les vicissitudes du siècle. Mais l'Islam rigoriste de la monarchie wahabite présente aussi, aux yeux des Américains, un gage de conservatisme qui leur est précieux, face à la double menace qui se profile à partir des années 1950. Cette menace, c'est d'abord celle du communisme, qui se propage au Moyen-Orient dans le climat de l'affrontement Est-Ouest. Contre l'URSS, la Chine et leurs émules, les pétromonarchies du Golfe se rangent évidemment aux côtés du capitalisme anglo-saxon, car elles défendent avec le même acharnement la libre entreprise et la propriété privée.

Haro sur le nationalisme arabe

La seconde menace, c'est celle que représente, aux yeux des Américains, le nationalisme arabe. D'abord popularisé par l'épopée nassérienne, le panarabisme connaît également un succès retentissant en Irak et en Syrie sous l'égide du parti Baas, fondé par le chrétien Michel Aflak. Ce mouvement d'inspiration laïque et progressiste n'est cependant pas dirigé contre l'Occident, dont il partage les valeurs et prétend imiter le processus de modernisation. C'est en raison du refus américain de financer la construction du barrage d'Assouan que le colonel Nasser, en 1956, nationalisa le canal de Suez et se tourna vers les Soviétiques. Beaucoup plus tard, le régime irakien de Saddam Hussein bénéficia de l'aide occidentals lors de son affrontement sanglant avec l'Iran intégriste, de 1980 à 1988. Mais, s'il n'est pas anti-occidental, le nationalisme arabe a néanmoins pour ambition de redistribuer les canes au Moyen-Orient. Il revendique une meilleure répartition des richesses, incompatible avec le maintien des privilèges détenus par les pétromonarchies du Golfs. C'est cette dynamique contestataire qui a trouvé son aboutissement, en 1991, dans l'invasion du Koweit par l'armée irakienne.

L'initiative de Saddam Hussein trouvait son origins immédiate dans un différend pétrolier entre l'Irak et les monarchies du Golfs, doublé d'un contentieux frontalier avec le Koweit. Au lendemain de l'interminable conflit avec l'Iran, Bagdad exigea, en effet, une élévation du cours du brut destinée à financer le développement du pays. L'Irak avait payé au prix fort sa victoire militaire sur une contagion intégriste qui menaçait l'ensemble de la région. Il demandait, en somme, un dédommagement financier pour services rendus au monde arabe. Mais, pour les États-Unis, il était hors de question qu'un pays gros producteur de pétrole s'opposât à sa politique pétrolière en exerçant une menace sur ses protégés, les pays du Golfs. Il était surtout inadmissible qu'un État arabe, ennemi d'Israël et doté d'une armée aguerrie, se mît à contester le leadership américain. Ramener à la raison le trublion irakien devint alors une nécessité pour les dirigeants américains, qui attendirent que Saddam Hussein vînt lui-même se jeter dans le piège. Devant le refus du Koweit de faire la moindre concession territoriale, le dictateur irakien envisagea l'épreuve de force. Loin de l'en dissuader, et s'abstenant au contraire de toute critique intempestive, les responsables américains, habilement, lui prodiguèrent un encouragement implicite.

Après avoir laissé entendre qu'ils n'interviendraient pas, les États-Unis rétablirent par les armes l'intégrité du Koweit. Ils infligèrent à l'Irak un déluge de bombes sans précédent dans l'Histoire. Pire encore, ils soumirent ce petit pays de 22 millions d'habitants à un embargo qui fit des centaines de milliers de victimes, et qui n'est jamais que la guerre continuée par d'autres moyens. Mais, du point de vue américain, l'essentiel était accompli. Succès géopolitique, l'écrasement de l'Irak baassiste permit aux États-Unis d'atteindre simultanément trois objectifs : liquider les derniers vestiges du nationalisme arabe laïque et socialisant; s'implanter militairement au Moyen-Orient à la demande des pays arabes eux-mêmes; garantir définitivement la sécurité des approvisionnements pétroliers en provenance de cette région du monde.

Venus de l'islamisme

Jusqu'à cette "guerre du Golfe" qui mit fin aux prétentions irakiennes, les États-Unis et la mouvance islamiste connurent une véritable lune de miel. Rempart contre l'influence soviétique, antidote au nationalisme arabe, opportun concurrent de la subversion chiite : les stratèges de la CIA ont prêté à l'islamisme sunnite toutes les vertus. Certes, Washington resta longtemps fidèle à une alliance avec le fondamentalisme musulman, dont le paradigme est l'axe américano-saoudien. En échange du pétrole, les Américains laissèrent le champ libre à la monarchie wahabite, qui finança, dans l'ensemble du monde musulman, un immense réseau d'officines islamistes. Peu importe à l'Amérique, pourtant férue de modernité, que les plus hautes autorités religieuses d'Arabie Saoudite proclament sans sourciller que "la terre est plate". Visiblement, les Américains s'accommodent fort bien de la diffusion, dans cette partie du monde, d'un obscurantisme religieux qui leur paraît sans doute le meilleur garant de l'ordre social. Mais, outre le libre accès au pétrole et un conservatisme de bon aloi, c'est surtout le respect de l'ordre international qui confère à l'axe Riyad-Washington son véritable intérêt.

Car, en diluant la nation arabe au sein d'un ensemble plus vaste, le panislamisme promu par les Saoudiens a pour vertu de neutraliser le nationalisme arabe laïque et socialisant. Mieux encore : alimentée par les pétrodollars, cette islamisation de la politique arabe constitue en même temps le meilleur rempart d'Israël. A l'instar des monarchies du Golfe, l'État hébreu n'est-il pas lui-même soumis à une pression considérable des forces confessionnelles ? Entre l'Amérique puritaine, l'Islam intégriste et l'État juif, une secrète connivence autorise les dérapages verbaux, mais prohibe le passage à l'acte. Conformément au vœu de Washington, aucun État se réclamant du fondamentalisme musulman sunnite ou chiite n'entreprit la moindre opération militaire contre l'État hébreu : ni les monarchies du Golfe, ni même l'Iran, en dépit de ses violentes diatribes antisionistes. En cinquante ans de conflit israélo-arabe, en revanche, seuls des États se réclamant du nationalisme laïque ont réellement tenté d'en découdre avec Israël : l'Egypte, la Syrie et l'Irak. C'est l'alliance indéfectible avec une Arabie Saoudite conservatrice sur le plan intérieur et docile sur le plan extérieur qui constitue ainsi, aux côtés de l'alliance avec Israël, le véritable pivot de la politique américaine au Moyen-Orient.

Le djihad, ou la boîte de Pandore

En soutenant la lutte armée des factions islamistes en Afghanistan, les Américains et leurs alliés wahabites se livrèrent, toutefois, à un jeu extrêmement dangereux. Avant même l'intervention russe, dès l'été 1979, ils livrèrent des armes aux adversaires du pouvoir laïque et prosoviétique. En 1982, le directeur de la CIA ouvrit à Brooklyn un centre d'entraînement pour les combattants islamistes. Pendant dix ans, Washington versa une moyenne annuelle de 600 millions de dollars aux adeptes du djihad contre le Satan soviétique. Mais le paradoxe est que l'Amérique, au lendemain de l'effondrement russe, persista dans son appui politique et financier à la nébuleuse intégriste. Cédant au vertige du succès, Washington s'extasia sur les performances de la guérilla musulmane qui, en Afghanistan, fit vaciller l'Union Soviétique. Ces guerriers islamistes, c'est l'Amérique qui les avait formés, armés et financés. Leur éclatante victoire sur l'Armée rouge auréola, à ses yeux, l'islamisme combattant d'une réputation d'efficacité qui incita Washington à le manipuler à son seul profit.

La créature, toutefois, ne tarda pas à se retourner contre son créateur. Au nom de la lutte contre l'Union Soviétique, les responsables américains ont systématiquement favorisé les organisations les plus radicales. Apprentis-sorciers de la guerre sainte, ils ont sollicité les oulémas les plus conservateurs pour la diffusion de fatwas faisant de la lutte armée contre l'envahisseur russe un devoir sacré. D'une incroyable imprudence, les Américains n'ont pas vu que cet appel à la guerre sainte pouvait aussi, un jour, se retourner contre eux. Ils ont ouvert une boîte de Pandore (2) d'où s'échappèrent de nouvelles menaces, aussitôt attisées par leur présence militaire massive à proximité des Lieux saints de l'Islam. Croyant naïvement qu'ils pourraient se débarrasser des moudjahidins après usage, ils restèrent aveugles à une fermentation idéologique qui abolissait toute différence entre l'Est et l'Ouest. Ils refusèrent de voir le processus à l'œuvre dans les camps d'entraînement pakistanais, ce milieu en vase clos où les combattants du djihad se persuadèrent que la victoire sur les Russes préfigurait de nouvelles batailles héroïques contre les impies d'Occident.

Les dirigeants américains furent-ils victimes de leur imprudence ? Certes. Mais ils durent aussi assumer les conséquences de leur cynisme. Ils furent captifs de cette idée, doublement erronée, que tous les moyens sont bons, et qu'il suffit de mettre fin à l'aide financière pour stopper net le déferlement du fanatisme. Sans doute ont-ils été abusés par leurs propres services secrets. Prompte à toutes les manipulations, la CIA a fini par enfanter des monstres dont elle se révéla incapable, jusqu'à la dernière minute, d'apprécier le véritable danger. Alors qu'elle échafaudait depuis dix ans d'audacieuses combinaisons entre les factions afghanes, elle ne vit rien venir de l'effroyable menace qui s'abattit sur le cœur de l'Amérique. Peut-être les responsables américains ont-ils aussi péché par excès de confiance dans la toute-puissance du dieu dollar. Il leur faut aujourd'hui se rendre à l'évidence : fort de ses ramifications internationales et de ses comptes en banque, cet islamisme combattant, qui s'est nourri de violence extrême avec leur bénédiction, n'a désormais plus besoin d'eux pour parvenir à ses fins.

Mensonge d'une guerre aseptisée

Le règlement de comptes planétaire qui se déroule depuis septembre 2001 n'oppose donc, en définitive, que de vieux complices. Comme on pouvait s'y attendre, le conflit donne lieu à une médiatisation par défaut, dont le scénario est rodé depuis la guerre contre l'Irak et la guerre du Kosovo. Dans cet affrontement, qui se résume à une série d'expéditions punitives ponctuées de déclarations triomphalistes, il ne suffit pas d'écraser au sol les forces maléfiques, il faut surtout garantir la pureté du message rédempteur, en s'attribuant l'exclusivité de sa diffusion. Les Américains ont médité l'exemple du Viêt-nam. Ils savent qu'une propagande n'est efficace que si elle est hégémonique, et que l'exclusivité du commentaire conforte le monopole du commandement. Grâce à des médias complices, l'image de la guerre contre l'Afghanistan est ainsi lavée de l'opprobre qui entache toute violence collective. Ce que l'opinion voit du conflit, c'est ce que le Pentagone croft bon de lui montrer, c'est-à-dire peu de chose, en définitive, noyé sous le flot continu d'un discours uniforme accréditant le mensonge d'une guerre morale, où les lâchers de bombes alternent avec les largages de vivres.

La réalité visible de la guerre se trouve donc ajustée aux impératifs de la bonne conscience occidentale. Déguisée en lutte pour la civilisation, l'entreprise militaire est censée accomplir la loi morale, et l'on purge sa représentation de tout ce qui pourrait en démentir la légitimité. Parce que nous ne voyons de la guerre que sa surface politiquement correcte, nous devenons les simples réceptacles d'un déluge verbal formaté par les offïcines du pouvoir. Ce discours officiel se gardera de nous dire que les talibans ont pris le pouvoir, en 1996, grâce à l'appui logistique pakistanais et aux largesses américaines. Il ne nous dira rien de l'accord passé entre les talibans et la compagnie pétrolière Unocal pour la construction d'un gazoduc permettant l'acheminement, via le Pakistan, du gaz provenant des énormes gisements du Turkménistan voisin, pour le plus grand bénéfice de l'industrie pétrolière américaine. Ce discours ne nous apprendra rien sur l'abandon, par les États-Unis, des opposants afghans au régime taliban, ni sur ce qui fut la conséquence immédiate du lâchage occidental, l'assassinat du commandant Massoud. Sans parler du paradoxal retour en force de la Russie, dont l'approbation est d'autant plus empressée qu'elle lui vaudra quitus, de la part de l'Amérique, pour son action en Tchétchénie.

Eradiquer les causes du terrorisme

Ce que nous promet, en revanche, le discours offìciel, c'est la perspective d'une guerre sans fin, aussi démentielle que notre incapacité à en éliminer les véritables causes. Ces causes, nous les connaissons depuis des années, voire des décennies : le pourrissement du conflit israélo-palestinien, le maintien d'un embargo aussi cruel qu'inutile contre l'Irak, la corruption qui sévit dans ces pétromonarchies dont le milliardaire terroriste Oussama Ben Laden est le monstrueux rejeton. Par le truchement d'un intégrisme qui est leur créature, les États-Unis ont récolté les raisins d'une colère qu'ils n'ont cessé d'alimenter. Tant que des milliers d'enfants irakiens agoniseront par manque de médicaments sous l'effet de (embargo américain, les États-Unis seront menacés. Et tant que des centaines d'adolescents palestiniens tomberont sous les balles israéliennes, il n'y aura guère de répit possible pour les nations occidentales, qui accordent leur indulgence à l'État hébreu. Comment, à vrai dire, pourrait-il en être autrement ?

La paix n'a aucune chance, en effet, si l'Occident vassalisé par l'Amérique répond au terrorismé aveugle en perpétuant son propre aveuglement aux causes profondes du terrorisme. Imaginet-on, un seul instant, que puisse cesser la violence des fanatiques si l'on ne cesse de la provoquer ? Un ancien ministre français de la Défense n'avait pas tort lorsqu'il répétait, ces dernières années, que chaque missile américain jeté sur l'Irak est une bûche jetée au foyer de l'intégrisme. Faut-il être aveugle pour ne pas voir la ressemblance entre les attentats-suicide du Hamas dans les territoires occupés, et l'attaque spectaculaire du 11 septembre 2001 ? Cétte nouvelle menace terroriste, dont ils mesurent désormais l'ampleur, les États-Unis n'ont-ils pas contribué eux-mêmes à la forger ? Dans sa cruauté, l'offensive terroriste qui frappe l'Amérique renvoie aux Américains l'image repoussante de leur propre indifférence à la souffrance des autres.

Si les États-Unis veulent éliminer une telle menace, ils devront probablement modifier leur vision du monde. Faute d'éradiquer les causes du terrorisme, ce dernier résistera à tous les bombardements, ou renaîtra aussitôt sur les ruines fumantes des cités détruites. La politique des frappes aériennes n'est que l'avatar contemporain de la politique de la canonnière : elle discrédite l'hyperpuissance à l'instant même où elle paraît en montrer la force irrésistible. Elle est sans issue, car elle nourrit constamment le germe de ce qu'elle prétend combattre. Et s'il est absurde de contester aux États-Unis la légitimité d'une riposte, le pilonnage intensif des vines afghanes et le mélange du militaire et de l'humanitaire risquent d'obtenir l'effet inverse du but recherché. Le démantèlement des réseaux terroristes relève davantage de l'opération-commando que du bombardement aérien. Mais surtout, ce démantèlement appelle une action résolue contre le blanchiment d'argent sale et les paradis fiscaux, indissociable d'une véritable régulation de la mondialisation financière. C'est en s'engageant dans cette voie que l'Amérique contribuera à endiguer le fanatisme meurtrier de ses anciens alliés. Et c'est en pesant de tout son poids en faveur d'une solution équitable des questions palestinienne et irakienne qu'elle désamorcera les bombes humaines qui la menacent de tous côtés.

Notes

* Auteur de Aux origines du conflit israélo-arabe. L'invisible remords de l'Occident, L'Harmattan.

1. Pascal Bruckner, a Tous coupables? Non", Le Monde, 25 septembre 2001.
2. Pour reprendre l'expression de Gilles Képel, « Le piège du djihad afghan », Le Monde, 19 septembre 2001.



Réf. : Études, tome 395, n. 6, décembre 2001.
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